Le narcisse et l'âne
LE NARCISSE DES POÈTES ET L'ÂNE
LE NARCISSE
Fleur des poètes est mon nom ;
des prés fleuris je suis la renommée ;
j'embaume l'air, porte pour robe
corail et neige ;
je ris au soleil
quand il sort des fumées de l'aube.
L'ÂNE
On me dit l'âne, le roussin,
la bourrique porte-sacoche,
le mal peigné. Toi, fleur élégante,
je te piétinerai,
je t'écraserai
de mes sabots et de mes crottins.
LE NARCISSE
J'écoute chanter le friquet,
la fauvette et le serin
qui font leur nid dans la haie,
et dans mon gobelet
plein à gogo boivent les perles de la rosée.
L'ÂNE
Si de chanteurs tu n'as pas assez,
au gazouillis des passereaux
je veux ajouter ma braillée :
Hi-han, hi-han,
han, han, han !!!
tu m'infectes, toi, la parfumée.
LE NARCISSE
Papillons bleus, poudrés d'argent,
libellules au corsage si gentil,
avec mon pot de miel font fête,
et les insectes
continuellement vont
de fleur en fleur lécher les restes.
L'ÂNE
Si tu régales le scarabée,
et que m'importe ! Tais-toi va !
Tes bleus papillons en goguette,
tes moustiques roux,
ton miel si doux,
tout cela m'importune.
LE NARCISSE
Je suis l'idéal, je suis le rêve
qui réchauffe le coeur et fait
verdoyer les bourgeons de l'âme.
Qui me cueille
comble de joie
ses jours ensoleillés par ma flamme.
L'ÂNE
Je suis la farouche réalité,
mère de l'imbécillité ;
je suis l'âne, l'ami des chardons,
triste, chassieux,
flétri, terreux,
babine noire, sourcils froncés.
LE NARCISSE
Je suis l'idéal, je suis le flambeau
qui, resplendissant, embellit
les durs sentiers de la vie.
Et toi, jaloux,
âne galeux,
tu m'éteindrais, pauvre sotte bête !
Jean-Henri Fabre
Photo : Liza LO BARTOLO